Anthony, du congélateur à l’usage des nombres
Le suivi avec Anthony commence à un moment très angoissant pour lui : un déménagement qui dura 11 jours, « une horreur », à laquelle s’ajoute un changement d’école et de centre de jour. Il en est de même pour le changement d’heure puisqu’il veut adapter son rythme spatio-temporel à celui du levé et du coucher du soleil. Quand celui-ci est rompu, ça l’angoisse, il se met en colère, demande à retourner en arrière et peut marcher alors en arrière. Sa mère lui laisse remonter la pendule de sa montre.
Lors de sa visite d’accueil, il se branche sur le clown qu’une infirmière dessine, reproduit sur une feuille et rend le clown « magique » par l’introduction de suites de chiffres dans chacun des endroits clos du dessin. Il essaie de faire un réveil, jamais à sa convenance, l’erreur est intolérable, il est débordé et le paquet de feuilles y passe. Quand il s’adresse à l’autre, il a une voix fluette et monocorde, comme pour retenir sa voix contre le surgissement des émotions dans sa parole.
Du Congélateur
A son arrivée : « j’aime bien le 1, le 2, le 3, le 4, le 5 ». Les chiffres de 3 à 5 semblent avoir un effet sur son corps, il se tord, sourie, se touche le nombril et le sexe. « Le congélateur doit être sur le 3, pas sur le 1, pas sur le 2. Le congélateur doit être sur 3 ». Il se jette sur le canapé se débat comme avec lui-même, mord, donne des coups de pied. Afin de l’accompagner dans sa tentative de négation des signes (qui pour lui sont les chiffres), j’en passe par l’image, prends une feuille, note entre des barres « 1/2/3/4/5 » avant de lui montrer et reprendre :
- Le congélateur ne doit pas être sur…
- Le congélateur ne doit pas être sur le 1 ! reprend-t-il.
- Donc je barre le 1, s’il ne doit pas être sur le 1 ?
- Oui
- Donc pas 1 ! dis-je en même temps que je barre le 1, avant de reprendre « Pas… »
- Le congélateur ne doit pas être sur le 2 !
- Pas 2 ! dis-je en barrant le 2.
Et ainsi de suite… En barrant le 4 et le 5, il s‘agite et mord, en entourant le trois, l’agitation redouble… Bien que par ce 3, il établisse une loi sur le juste milieu fonctionnel du congélateur, celui-ci semble source d’angoisse, en témoigne cette oralité débordante. Les parents lui proposent un Chew tube pour la capter.
Pensant à ce moment-là à un bouton, j’interroge la température du 3. Il s’arrête, dit « moins 24 », je réponds « On va noter moins 24 », m’exécutant, je commente « c’est beaucoup quand même » il dit « -23 », reprenant une feuille selon la même logique, je lui demande « je barre le -24 ? », il dit « oui ». Nous procèderont ainsi de 1 en 1 jusqu’au -19. De là, il s’agite. Entourer -19 puis le border des autres chiffres négatifs barrés jusqu’au -1 l’apaise.
Une proposition de ma part : dessiner un congélateur. Il se lève du canapé, vient prendre la chaise à mes côtés et demande comment faire. Il voudra un congélateur fermé, qui s’ouvre comme une porte. Je dessine un rectangle, en perspective, avec une poignée, qu’il reproduit parfaitement avant d’ajouter un écran qui règle le congélateur sur le 3. Quand je propose d’ajouter un autre écran, il fait un congélateur sur une nouvelle feuille et y inscrit -19 dans l’écran.
Madame explique le passage de -19 à 3 par la reconversion du congélateur en frigo lors du déménagement. Cette rupture dans le monde prévisible et immuable d’Anthony est source de colères chaque fois qu’il ouvre la porte de l’appareil et en constate la mauvaise température. Ce branchement libidinal sur l’objet autistique lui permet à la fois de se faire un corps et de le faire fonctionner au bon réglage (-19).
Ce congélateur est un objet hors corps qui lui permet de s’en faire un, tout en épurant la pensée des affects qui l’angoissent. Il fait bord à l’angoisse suscité à l’égard de l’objet oral via la présence de la glace au chocolat qu’il aime manger et loge à l’intérieur. Ce qui passe dans le congélateur peut ainsi être mieux mangé. Il n’est pas sans lien avec l’objet anal via l’acquisition de la propreté avec des slips couleur chocolat, qui semblent alors régler les échanges entre l’intérieur et l’extérieur de son corps, pour supporter l’angoisse de la perte, laquelle ? Pour lui rien de moins qu’un morceau de son corps. Le -19, en cadrant l'objet regard et l'objet voix, lui permet de regarder par la vérification de la bonne température et de parler du congélateur, à qui y consent, et plus si affinité... Il engage ainsi le regard et la parole. Un dialogue se met en place avec le sujet autiste.
A l’usage des nombres : Le jeu « fermez la boite »
J’entre dans la pièce et m’assois en silence, Anthony tournoie autour de moi dans un usage au service d’un plaisir solitaire de sa voix, la musique et les nombres l’animent. D’un coup, il s’arrête, alors que je tais ma présence, me regarde bien droit dans les yeux et dit : « Si tu veux que je m’assois là, il faut que tu me mettes sur le -19 ». Prenant ça pour une invitation, j’écris « -19 » sur une feuille. Il va chercher le « Fermez la boîte », son intérêt, jeu en bois où sont représentés les chiffres de 1 à 9
(19).
Pour jouer, il suffit de lancer les dés et de retourner les chiffres correspondants à leur somme. Anthony joue et me tend les dés… je ne m’y attendais pas. Cet objet lui permet non seulement de border son corps, alors sur -19, apaisant l’angoisse, mais aussi de m’inclure dans son dispositif comme partenaire en position de double, d’y puiser une dynamique où nous répétons la somme des chiffres à voix haute. Cet appui sur l’intérêt spécifique, pas sans double, participe à la complexification de sa prise sur le monde par les nombres.
Ainsi, selon lui, le 5 et le 8 se poussent fort, le 1 clignote et fait deux chemins, le 2 est jaune, au 11 il va vérifier que la porte de la pièce est fermée. Les nombres, sont pour lui une langue de signes, ont des caractéristiques à la fois sonores, qu’il montre à son professeur de musique, visuelles, une dynamique qui leur est propre… Je me laisse ainsi enseigner en tant que partenaire de son travail. Un jour, il interroge, angoissé, l’infirmière qui me remplace : « Là on est sur le -19 ? », « peut-être que ça t’inquiète que ce soit moi aujourd’hui mais rassure toi » dit-elle. (C’est ça la pratique à plusieurs : nous avons travaillé l’un avec l’autre, dans une dynamique qui nous anime, dans laquelle le savoir du sujet autiste est aux commandes.)
Une intrusion pendant notre rendez-vous, et Anthony se met en colère : « Non je ne veux pas qu’ils soient là, ils n’ont pas le droit, ils doivent partir, ils ne doivent pas rester là. Je veux retourner à 14h00 ». Quand l’immuabilité est brisée, il veut retourner à 0. Par le jeu « fermez la boite » disposé sur la table, au service de la séparation des affects et de l’intellect, il borde ses émotions pour pouvoir penser : par le glissement des chiffres de la pendule à ceux du jeu en bois, où, selon ses dires « Il manque le 10, le 11 et le 12 », l’angoisse diminue.
L’intrusion se répète la semaine suivante avec une infirmière à laquelle il adresse alors sa colère « non il faut pas rentrer ». Au départ de l’infirmière, il se tourne vers moi pour dire « Il faut que tu leur dises qu’il faut pas qu’ils rentrent », « Je crois que tu l’as très bien fait tout seul… » Lui dis-je.
A l’image de la maîtresse, il distribue des petits bonhommes rouges et verts. Les rouges quand il ne comprend pas ce que l’on fait, les verts donnent le droit à une image. « Je sais pas ce que tu fais, si je sais pas ce que tu fais, je te donne un bonhomme rouge au bout de 3 : 1, 2, 3 ! Tu as un bonhomme rouge ! Je sais pas ce que tu fais… » 5 bonhommes rouges et c’est la sanction, 10 bonhommes verts et on gagne une image. Je n’ai jamais eu 5 bonhommes rouges puisque j’avais compris qu’il fallait que ma parole puisse se mettre en image par le geste approprié qui l’accompagne. Pendant les vacances scolaires, l’hôpital de jour, où il travaille ça, est fermé, ce qui est une rupture dans ses habitudes. Il ne peut plus distribuer ses petits bonhommes rouges et verts aux soignants de l’hôpital, la distribution retombe alors massivement sur les parents. Au point qu’ils n’auront d’autre recours que de l’enfermer « une nuit dans sa chambre ». Je tiens à préciser (si ce n’était pas déjà clair) que les parents aiment leur enfant, sont attentifs à son mode de fonctionnement et le respectent. Mais au bout du 15 ème réveil dans la nuit par son fils, quand on n’arrive pas à entendre ce qu’il veut dire… on peut aussi entendre la détresse des parents. A la rentrée, il ne distribue plus mes bon et mauvais points via les petits bonhommes et se sent enfermé à l’hôpital de jour. Sa défense : « Je sais pas ce que tu fais alors je te tape ». Il ne comprend pas ce que font les enfants à l’école, ils sont chaotiques donc menaçants.
Je demande « Mais c’est comme ça qu’on fait quand on ne comprend pas ? », « Je fais la pantomime », qu’il incarne s’agitant. « C’est quoi ? » il répond « c’est quand ça refuse », dit-il, non sans conséquence sur son corps qui se raidit. Je rétorque « Et comment fait-on quand ça refuse ? ». Sa solution est un compte à rebours « Si j’ai compté de 992 à 0, je te renferme tout de suite. Si ça va pas comme on veut, on fait un compte à rebours de 992 à 0 avec sa bouche et on fait avec les doigts et au premier pouce qui clignote… Quand ça va pas comme on veut, on fait un compte à rebours à 10, quand le premier pouce clignote, on arrive à 120, dit-il en me montrant son poing fermé sauf son pouce qui se lève et se baisse, il faut se baser sur 90 quand même ». Refusant l’aliénation à un Autre qui veut lui faire obéir à une loi qu’il ne comprend pas, il tente d’établir sa loi par l’usage des nombres pour traiter cet enfermement.
C’est fin du rendez-vous, nous jouons aux dés, je dis « on va arrêter », il repose le jeu et répond « on est désinsaré »/ dés un arrêt, néologisme dans l’Autisme qui participe d’une codification qui s’appuie sur l’image, pour rendre compte au plus près du réel rencontré.
Pour ne pas conclure
Lors des dernières séances, nous dessinons un sens interdit, pour justifier une porte fermée « pour la sécurité ». Il en passe alors aux voitures de ses doubles. Celle de son père a 20 kilomètres « d’autonomie », le plein d’essence fait 850 km et l’essence diminue de 5 en 5. Celle de sa mère a 750 km d’autonomie, l’essence diminue de 1 en 1. Il en dessine les jauges en couleurs, vert orange et rouge, ainsi que leur diminution chiffrée par le nombre de barres avec la quantité d’essence restante. Il termine sur ces mots « La voiture de mon père a 20 kilomètres d’autonomie pour aller à l’hôpital de jour… 20 c’est presque 19 ».
A la dernière séance, nous jouons au « fermez la boite », avec trois dés, il impose alors une règle qui permet d’exclure l’imprévisibilité des chiffres à retourner : « A partir de 10, on fait 9 + 1, pour 11 on fait 9 +2… » et ainsi de suite jusqu’au 18 et si on fait 9 et moins on retourne les autres chiffres. Je n’ai ainsi plus de choix quant aux trappes à retourner, il a affaire à un autre totalement maîtrisé dont les actions sont désormais prévisibles.
Notre séparation, s’effectuera par un décompte depuis 3000.